Par un arrêt du 3 novembre 2016 (pourvoi n° 15-16.826), la Cour de cassation a jugé que la stipulation selon laquelle le loyer d’un bail commercial est composé d’un loyer minimum et d’un loyer calculé sur la base du chiffre d’affaires du preneur n’interdit pas, lorsque le contrat le prévoit, de recourir au juge des loyers commerciaux pour fixer, lors du renouvellement, le minimum garanti à la valeur locative. Le juge statue alors selon les critères de l’article L. 145-33 du Code de commerce, notamment au regard de l’obligation contractuelle du preneur de verser, en sus du minimum garanti, une part variable, en appréciant l’abattement qui en découle.
Cet arrêt, comme celui rendu le même jour sur le même sujet[1], était attendu avec impatience. Il tranche pour la première fois la question de la validité des clauses attribuant compétence au juge des loyers commerciaux pour fixer le loyer minimum garanti dans un bail à loyer variable.
La Cour d’appel d’Aix-en-Provence avait maintenu la jurisprudence dite « Théâtre Saint-Georges » en considérant qu’une clause contractuelle ne pouvait pas modifier les pouvoirs du juge des loyers commerciaux[2]. La question a fait hésiter la Cour de cassation. Le rapporteur penchait pour la cassation. L’avocat général avait au contraire donné un avis de rejet du pourvoi. Circonstance rare, le président de la 3ème chambre civile avait demandé aux avocats de venir plaider. L’arrêt rendu ne nous parait toutefois pas à la hauteur des enjeux.
1 - Comme dans la quasi-totalité des centres commerciaux, le bail, contrat d’adhésion, comportait une clause de loyer variable selon laquelle le loyer était constitué d’une « double composante, l’une déterminée, l’autre variable », à savoir un loyer minimum garanti indexé, d’un certain montant, et un loyer variable additionnel égal à 8 % du chiffre d’affaires du locataire.
Depuis l’arrêt dit « Théâtre Saint Georges », c’est-à-dire depuis plus de vingt ans, la jurisprudence est fixée en ce sens que de telles clauses échappent au statut des baux commerciaux et que les parties ne peuvent pas demander une fixation judiciaire du loyer.
La Cour de cassation jugeait en effet de façon constante que « la fixation du loyer renouvelé dans le cas d’un loyer dit binaire échappe aux dispositions du décret du 30 septembre 1953 et n’est régie que par la convention des parties »[3].
La Cour de cassation précisait que la clause de loyer variable, « dans ses deux éléments, doit être reconduite sans que le juge ait le pouvoir de la modifier »[4].
Pour contrer cette jurisprudence, les bailleurs de centres commerciaux ont introduit dans leurs baux des clauses précisant que le loyer minimum garanti pourra être fixé à la valeur locative lors du renouvellement du bail. Tel était le cas en l’espèce, puisque le bail stipulait :
« De convention expresse entre les parties, à titre de condition essentielle et déterminante du présent bail, il est stipulé qu’en cas de renouvellement dans les termes et conditions découlant de la législation en vigueur, le loyer de base sera fixé selon la valeur locative telle que déterminée par les articles 23 à 23-5 du décret du 30 septembre 1953 ou tout autre texte qui lui serait substitué.
A défaut d’accord, le loyer de base sera fixé judiciairement selon les modalités prévues à cet effet par la législation en vigueur.
Toutes autres clauses et conditions du bail en ce y compris le loyer variable additionnel, seront maintenues et appliquées dans le cadre du bail renouvelé ».
Une telle clause, contredisant la jurisprudence « Théâtre Saint-Georges », est-elle valable ?
La Cour de cassation répond par l’affirmative : la clause de loyer variable « n’interdit pas, lorsque le contrat le prévoit, de recourir au juge des loyers commerciaux pour fixer, lors du renouvellement, le minimum garanti à la valeur locative ».
Les principes posés par une jurisprudence constante sont abandonnés : il n’y aurait plus d’incompatibilité entre une clause de loyer variable et une fixation statutaire. Une clause étrangère au statut des baux commerciaux permettrait désormais de faire fixer, non plus un « loyer », mais un « minimum garanti » dans le cadre du statut. Nonobstant l’unicité du loyer, le juge devrait fixer une composante seulement du loyer. Un loyer non statutaire pourrait donner lieu à une fixation statutaire.
Si les principes sont ainsi malmenés, la jurisprudence « Théâtre Saint-Georges » trouvera néanmoins toujours à s’appliquer en l’absence de clause contraire. La Cour de cassation ne permet au juge des loyers commerciaux de fixer le loyer minimum garanti qu’en présence d’une clause contractuelle : « lorsque le contrat le prévoit ». Dans le cas contraire, la jurisprudence antérieure demeurerait d’actualité.
La clause contractuelle, prévoyant de recourir au juge des loyers commerciaux pour la fixation du minimum garanti, doit-elle viser expressément les articles du Code de commerce et attribuer expressément compétence au juge des loyers commerciaux ?
Sur ce point, la Cour de cassation avait jugé, le 9 septembre 2014, qu’une clause prévoyant la fixation du loyer de renouvellement à la valeur locative, sans viser expressément les textes du Code de commerce, ne permettait pas au juge de fixer le loyer minimum garanti[5].
La Cour d’appel de Bordeaux a également jugé que, dès lors que la clause stipulant que le loyer de base de renouvellement ne pourra être inférieur à la valeur locative ne faisait aucune référence « aux textes du statut des baux commerciaux en matière de fixation de loyer », le juge des loyers commerciaux ne pouvait pas fixer le loyer minimum garanti[6].
Dans l’affaire commentée, la clause visait expressément les textes du décret du 30 septembre 1953 (aujourd’hui du Code de commerce).
2 - La Cour de cassation précise ensuite que le juge, ainsi saisi, « statue alors selon les critères de l’article L. 145-33 » du Code de commerce.
Le loyer minimum garanti doit donc être fixé à la valeur locative statutaire définie par ce texte.
La Cour de cassation ajoute que le juge devra tenir compte de l’existence de la clause de loyer variable pour « apprécier l’abattement qui en découle ». La valeur locative, définie selon les critères de l’article L. 145-33 du Code de commerce, doit donc faire l’objet d’un abattement pour tenir compte de l’existence d’une clause de loyer variable additionnelle.
La Cour de cassation traite la part variable du loyer, en quelque sorte, comme une charge au sens de l’article R. 145-8 du Code de commerce, qui constituerait un facteur de diminution de la valeur locative.
Cette conception est extrêmement curieuse sur le plan des principes, car le loyer variable n’est pas une charge mais bien une composante du loyer lui-même.
Si l’on comprend bien, le minimum garanti doit correspondre à la valeur locative conformément à la clause contractuelle, mais le loyer global incluant les deux composantes doit également correspondre à la valeur locative conformément à l’article L. 145-33 du Code de commerce, ce qui conduit à réduire le minimum garanti, au moyen d’un abattement, si bien qu’il ne correspondra finalement plus à la valeur locative.
En voulant concilier l’inconciliable, la Cour de cassation s’est engagée sur une voie dangereuse.
En imposant un abattement, la Cour de cassation considère implicitement que si le minimum garanti est fixé à la valeur locative pleine et entière, la part variable n’a plus de cause. Le loyer est la contrepartie de la jouissance des locaux et en aucun cas un loyer statutaire ne peut excéder la valeur locative.
Mais, précisément, la clause contractuelle dit le contraire.
Une partie ne peut pas être confondue avec le tout. Si le tout doit correspondre à la valeur locative, définie à l’article L. 145-33 du Code de commerce, une simple composante de cet ensemble ne peut pas également correspondre à la valeur locative.
Au-delà de la logique et des principes, la proposition, apparemment pratique, exposée par la Cour de cassation, selon laquelle il conviendrait d’apprécier un abattement, sera bien difficile à mettre en œuvre.
Bien évidemment, les bailleurs vont faire valoir, comme pour les charges exorbitantes, que tous les baux du centre commercial comportent une part variable et qu’en conséquence, il n’y a aucun abattement à appliquer. Ce raisonnement est certes erroné, mais est parfois suivi par certaines juridictions ou par certains experts qui refusent de pratiquer des abattements au titre des charges exorbitantes, au motif que dans les centres commerciaux, tous les locataires supportent des charges exorbitantes[7].
Bien plus, il est probable que les propriétaires de centres commerciaux vont modifier, à nouveau, les clauses de leurs baux-types, pour préciser les critères que le juge doit prendre en compte pour fixer la valeur locative, et pourquoi pas, pour préciser qu’aucun abattement ne devra être appliqué.
En s’écartant des principes, et en proposant une recette au lieu de poser une règle de droit, la Cour de cassation ouvre la porte à une multitude de difficultés et risque de s’empêtrer dans des éléments factuels.
Il est vrai que le droit ne sert plus à rien, lorsque tout est contractuel.
3 - Que décidera la Cour de cassation lorsqu’elle sera saisie d’une clause excluant certains critères de l’article L. 145-33, clause qui existe d’ailleurs déjà dans certains baux de centres commerciaux ou d’une clause excluant tout abattement ?
La formulation de l’arrêt commenté permet de s’interroger sur le caractère d’ordre public ou non de l’article L. 145-33 du Code de commerce.
Jusqu’à présent, on considérait que ce texte n’était pas d’ordre public[8].
Mais dans l’arrêt commenté, la Cour de cassation pose en principe que « le juge statue selon les critères de l’article L. 145-33 » et qu’il doit apprécier notamment l’abattement lié à l’obligation contractuelle de payer une part variable.
La Cour de cassation décide en substance que le loyer global, comprenant le minimum garanti plus la part variable, ne peut pas excéder la valeur locative, conformément à l’article L. 145-33 du Code de commerce.
L’article L. 145-33 du Code de commerce dispose que le montant des loyers « doit » correspondre à la valeur locative. L’utilisation du verbe « devoir » permet effectivement de considérer qu’il s’agit d’un texte d’ordre public.
Le texte précise ensuite que « à défaut d’accord » la valeur locative est déterminée selon un certain nombre de critères. On peut considérer que cet accord doit être, non pas un accord figurant dans le contrat initial, mais bien un accord concomitant au renouvellement[9]. C’est seulement lorsque leurs droits sont acquis, que les parties peuvent se mettre d’accord sur un certain montant, sans entrer dans le détail des critères de l’article L. 145-33.
En visant conjointement, dans son arrêt, l’article 1134 du Code civil sur la liberté contractuelle, et l’article L. 145-33 du Code de commerce sur l’équivalence du loyer et de la valeur locative, et en précisant que le juge doit pratiquer un abattement pour tenir compte du surloyer résultant de la part variable, la Cour de cassation parait bien vouloir tout de même marquer les limites de la liberté contractuelle au regard du premier alinéa de l’article L. 145-33 qui serait d’ordre public.
4 - Sur le plan des principes, on regrettera la conception de l’institution judiciaire qui émane de cet arrêt.
Sans état d’âme, la Cour suprême tolère que le juge tienne ses pouvoirs non de la loi, mais du contrat : le juge des loyers commerciaux peut fixer le loyer, mais seulement « lorsque le contrat le prévoit ».
On aurait préféré que ces quelques mots (« lorsque le contrat le prévoit ») ne figurent pas dans l’arrêt. Quitte à abandonner la jurisprudence « Théâtre Saint-Georges », autant le faire sans porter atteinte à l’autorité judiciaire.
Le juge ne serait-il plus qu’un instrument contractuel, un simple exécutant ? Sa compétence dépend-elle désormais de la clause d’un contrat d’adhésion imposée par une partie en situation de monopole ? Doit-il se soumettre à l’imperium des parties (en réalité, du bailleur)[10] ? Une clause contractuelle peut-elle lui imposer de fixer désormais, non plus un loyer, mais un « minimum garanti » ? La Cour de cassation répond bien par l’affirmative : « lorsque le contrat le prévoit », le juge peut être saisi pour fixer « le minimum garanti ».
Demain, le bail-type imposera au juge de ne prendre en considération que les prix du marché, lui fera interdiction de procéder à une pondération ou d’appliquer des abattements, ou lui ordonnera de décapitaliser les droits d’entrée. Car désormais, le contrat n’est plus soumis au juge, mais le juge au contrat.
Nous avons personnellement une idée plus haute du pouvoir judiciaire[11].
[1] Cass. 3ème civ. 3 novembre 2016, n° 15-16827.
[2] CA Aix-en-Provence, 11e chambre B, 19 février 2015, n° 2015/97 et 2015/98 ; obs. J. Monéger, RTDCom. avril juin 2015, p. 238 ; AJDI juillet août 2015, p. 514, note P. Chatellard ; voir dans le même sens CA Limoges 4 septembre 2014, n° 13/95 ; Gaz. Pal. des 23 et 25 novembre 2014, p. 23.
[3] Cass. 3ème civ. 10 mars 1993, Gaz. Pal. 1993.2.313 – D. 1994, somm. p.47 ; Cass. 3ème civ. 27 janvier 1999, Gaz. Pal. 1999.1.49 – JCP 1999, E., p. 575, note F. Auque ; Cass. 3ème civ. 29 septembre 1999 et Cass. 3ème civ. 15 mars 2000, Gaz. Pal. du 26 octobre 2000 ; Cass. 3ème civ. 7 mars 2001, Loyers et copr. 2001, n° 123 – D. Aff. 2001, p. 1874 ; Cass. 3ème civ. 7 mai 2002, Gaz. Pal. des 17 et 18 juillet 2002, p. 21.
[4] Cass. 3ème civ. 15 mars 2000, Gaz. Pal. des 25 et 26 octobre 2000, p. 37.
[5] Cass. 3ème civ. 9 septembre 2014, n° 13-14448, Gaz. Pal. des 23 et 25 novembre 2014, p. 23, note J.-D. Barbier.
[6] CA Bordeaux 9 janvier 2013, n° 10/06831, Administrer mars 2013, p. 38, note MLS.
[7] Sur la question, voir notre étude : La déduction des charges exorbitantes, Gaz. Pal des 17 et 18 février 2012, p. 11.
[8] Voir notamment notre note sous TGI Paris Loyers com. 30 janvier 2012, n° 10/2225, Gaz. Pal. des 29 et 30 juin 2012, p. 9.
[9] Comparer avec la jurisprudence sur la durée du bail renouvelé : Cass. 3e civ. 2 oct. 2002, Administrer décembre 2002, p. 41, note B. Boccara ; Gaz. Pal. 2003, p. 452, note J.-D. Barbier ; Cass. 3e civ. 18 juin 2013, Administrer décembre 2013, p. 28, note J.-D. Barbier.
[10] M. Lamoureux, L’aménagement des pouvoirs du juge par les contractants, Recherche sur un possible imperium des contractants, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2006.
[11] L’institution judiciaire, seule protectrice de la véritable liberté, ne doit pas se considérer comme une simple autorité subordonnée, mais comme le troisième pouvoir fondamental.
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